Dans le delta du Mékong

 

« Ma mère me dit quelquefois que jamais, de ma vie entière, je ne reverrai des fleuves aussi beaux que ceux-là, aussi grands, aussi sauvages, le Mékong et ses bras qui descendent vers les océans, ces territoires d’eau qui vont aller disparaître dans les cavités des océans » (Marguerite Duras)

Chaque nouvel an nous voit pédaler dans un contexte différent. L'an dernier nous nous gelions dans un paysage de volcans et glaciers au Chili. Aujourd'hui nous suons dans les méandres du delta du Mékong.

Mercredi 17  décembre – arrivée au Vietnam

Un fort vent de face ou de côté nous bousculait et nous faisait faire des embardées. La route traversait des rizières et des marais salants dans une région à l’habitat dispersé. Avant de passer la douane nous dépensions nos derniers Riels en une bouteille d’eau et un ananas. Je m’attendais à un vaste bazar, le Lonely Planet parlant de zone franche, casinos, etc. mais ne vis qu’un bâtiment assez sinistre dénommé casino côté Cambodge. La frontière fut passée en dix minutes. Nous étions tout seuls. A midi nous étions à Ha Tien. Un motocycliste nous fit signe de le suivre alors que nous étions arrêtés près de la rivière, et cinq minutes plus tard nous avions une grande chambre lumineuse avec réfrigérateur pour 8 $, soit 160 000 VND, soit un peu moins de 6,50 €. La quasi inexistence de voitures dans la circulation nous étonna. Des mobylettes, rien que des mobs, même plus un tuc tuc. Pour ce qui est de la façon de conduire, c’est la même que dans le pays voisin à la différence près qu’ici, au Vietnam, ils sont 90 millions contre 15 millions au Cambodge. Idem également l’hygiène. Nous n’avions pas le souvenir, dans le Vietnam Nord, d’autant de saleté.

Nous marchions le long des quais, vides en milieu d’après-midi, jusqu’à un café flottant où nous buvions un excellent café. Nous ne payons plus en Riels ni en Dollars mais en Dongs et alors tout est encore plus cher qu’au Cambodge. Les 2 millions que nous avons retirés au distributeur le premier jour ne nous ferons pas une semaine. Il est vrai que cela ne représentait que 80 €. Une soupe vaut 20 000 balles, un café 15 000, un short 50 000 ! (soit 1,40 € pièce) Nous en trouvions deux tout à fait bien coupés, avec des grandes poches comme nous les aimons,. Nous sortons continuellement des gros billets et remplissons en retour nos porte-monnaie de billets de 1 000 Dongs qui ne valent que 4 cents d’€.

Nous rencontrions, dans l’escalier de l’hôtel, Bernard et Tao, un couple franco-vietnamien venu voir de la famille à Ha Tien. Tao nous demanda d’où nous étions puis se tourna avec un grand sourire vers son ami. « Français ! ». Et Bernard commença à parler. Première chose, si nous passions à Vinh Long, nous étions invités dans la grande maison qu’il loue à son beau-frère pour 2 millions par mois. Ving Long étant sur notre chemin nous acceptions l’invitation. Nous dînions ensemble d’une soupe – difficile de trouver autre chose – puis nous retrouvions le lendemain après-midi à la terrasse d’un café – il est plus facile de trouver à boire qu’à manger dans ce pays.  Et puis soudain, en mangeant une espèce de loukoum je perdis une couronne. Quelle guigne ! Renseignée par la serveuse du bar, Thao m’accompagna jusque chez le dentiste le plus proche, à 50 m. Le cabinet était tout à fait bien équipé. Elle expliqua mon cas et me traduisit la réponse tant  bien que mal. On pouvait me faire une réparation provisoire mais si je voulais des soins de meilleure qualité, il fallait rester quatre jours. Allons pour la réparation provisoire et un quart d’heure plus tard je ressortais avec un pansement dentaire que je payais 100 000 Dongs, c’est à dire 4 €. 

Rach Gia – 90 km

La route 80 suit un canal tout du long dans cette région d’eau et de marais que nous n’apercevions que de temps à autre, le bord de la route étant continuellement habité. 90 millions d’habitants, il faut bien les caser quelque part. Le Vietnam est essentiellement citadin, comparé au Cambodge, et ça grouille ici, même quand on pense être à la campagne. Je jetais, à mon habitude, des coups d’œil curieux par les portes des maisons restées ouvertes. En fait les rez de chaussée s’ouvrent sur la cour comme des garages ou des boutiques par une baie vitrée ou un rideau de fer. Le schéma est toujours le même : face à l’ouverture, un buffet de salle à manger à deux corps, la partie centrale où nos grands-mères auraient posé le compotier et les bibelots précieux étant occupé par un écran de TV plat. Quand l’écran est vraiment géant, il est posé devant le buffet. A la gauche de celui-ci l’autel des génies où est déposé chaque matin le bâtonnet d’encens et le verre de coca ou de café (selon les goûts dudit génie sans doute) et sur le côté un couloir ou un escalier pour aller vers les chambres. Si la maison est assez riche, le buffet est encadré par d’énormes fauteuils de bois sculptés, lourds et inconfortables à souhait. Chez les plus humbles une simple natte par terre fera l’affaire. De toute façon, quel que soit le mobilier, le repas se prendra à même le sol. Le soir on rentre la mobylette devant le buffet.

Dans une petite ville dont nous traversions le marché nous faisions notre pause de 10 h, café et petits pains. Il y avait un monde fou et un bel embouteillage de mobs causé par une femme qui téléphonait tranquillement, sa carriole à bras arrêtée en plein milieu de la rue. Les deux roues s’agglutinaient autour d’elle comme deux trains de chenilles processionnaires nez à nez. Le bruit était d’enfer.

Nous avons eu beau retrouver l’alphabet latin en entrant au Vietnam, nos facultés linguistiques n’en sont guère facilitées. Nous ne mémorisons que bien peu de mots et de toutes façons, tonalité oblige, lorsque nous tentons de les prononcer, personne ne comprend rien. Par rapport au Cambodge nous avons perdu au change car rien, absolument rien, n’est traduit en anglais et personne ne parle autre chose que le vietnamien. Quand nous essayons de demander quelque chose, ou bien ils restent à nous regarder comme des ahuris ou bien ils se mettent à nous crier dessus. Tout au moins est-ce l’impression que cela donne. Car les Vietnamiens parlent très fort. Evidemment, pour s’entendre dans un vacarme pareil !

Nous mémorisions tout de même les mots suivants :

camon(e) – merci

tin(e)tine – c’est combien ?

tambite – au revoir (j’ose à peine le prononcer tant cela me paraît mal poli)

et quand nous voyons le mot Câ Phé, nous comprenons que là nous pourrons boire un breuvage très serré  au lait concentré sucré si nous arrivons à le faire comprendre. Quant à expliquer que nous le voulons servi sur de la glace, nous avons beau dire « da » sur tous les tons, cela ne sert rien. Plus qu’à espérer un consommateur avec son verre de café frappé devant lui et le montrer en faisant le signe 2.

Donc les Vietnamiens sont fous de bruit. Dans le supermarché où nous faisions quelques courses, la musique hurlait. Dans la rue une espèce de radio locale beuglait dans les haut-parleurs. Dans le hall de notre hôtel, la jeune gérante avait mis des chants de Noël pour sa gamine, volume à fond, puis ce furent des dessins animés que nous entendions du 5ème étage.

Nous finissions l’étape saouls de vacarme dans cette chambre dont il faut que je dise deux mots. La pièce blanche est éclairée par une haute baie vitrée du sol au plafond en rotonde qui, du 5 ème étage, s’ouvre sur la ville sise sur une île, la rivière et la mer. C’est grandiose et serait luxueux si nous avions deux chaises, un porte manteaux et quelques cintres. Mais point de mobilier supplémentaire. C’est vaste, sobre et « zen » : un lit, une chaise et une petite table. De notre perchoir nous regardions l’animation citadine. Rach Gia : 200 000 habitants, pas une voiture, rien que des mobs qui tournent, tournent sans jamais s’arrêter.

Choses vues :

- un tapis rose vif sur le sol d’une cour : ce sont des crevettes mises à sécher.

- Un énorme tas de foin sur le canal : c’est un bateau tracteur qui revient des champs.

Sur la route nous croisions Lili et Dany, sur leurs vélos chargés. Grands signes bonjour, « hello ! ». Ils traversent la route pour nous rejoindre. Lili est Colombienne et Dany est Espagnol. Ils viennent d’Angleterre en passant par le Kirghizstan et la Chine. Elle est jolie, rieuse, avec de bonnes joues et c’est elle qui raconte. Nous nous quitterons 20 minutes plus tard non sans avoir échangé quelques tuyaux et les adresses de  nos blogs.

A Rach Gia une pagode est dédiée à saint Truc. Ce n’est pas une blague. N’Guyen Trunc Truc est un martyre de la guerre d’Indépendance. 


Les heures de repas sont vite devenues pénibles. Qu’allons-nous bien pouvoir trouver ? Des ragougnasses de viande avec du riz ou dans une soupe de nouilles. Finis les légumes du Cambodge. Après avoir fait un tour sur le marché on aspire au végétarisme. Vu des bouts de barbaque saignants sur un carton, à même le bitume, de la viande hachée en plein soleil, des coquillages qui restent également à la chaleur toute la journée, de jolis oiseaux vivants à tête rouge et long bec fin attachés en grappes comme des prisonniers, de même pour de grosses grenouilles et de belles tortues. Ce coup ci ça suffit, je ne mange plus de viande ! Plus tard je verrais des rats vivants en cage, des serpents et de la viande de chien également destinés  à la consommation..

Dans les  étroites allées du marché, c’est une pagaille indescriptible. Car le Vietnamien à mobylette est pire que le Cambodgien. Non seulement il n’aime pas mettre pied à terre, mais refuse de descendre de son engin. Si bien que ces dames font leurs courses sur leur mob. Elles roulent au pas, inspectent les étals, klaxonnent pour se frayer un passage et lorsqu’elles ont repéré la marchandise désirée, font signe à la vendeuse (rien que des femmes sur le marché), crient la quantité voulue, crient encore pour connaître le prix. Alors la vendeuse se lève du sol où elle était assise parmi ses articles, enjambe l’étal pour atteindre sa cliente qui attend, billets à la main. Si j’étais vendeuse ici je ne ferais pas beaucoup d’affaires car je les enverrais au diable ces clientes au cul vissé sur leur selle. 

Dimanche 21 décembre - Can Tho – 115 km

Nous prenions d’abord la mauvaise direction  qui nous perdit dans un chantier de ville nouvelle avec de larges avenues mais dont il fallut bientôt ressortir pour rejoindre notre route. Dommage, c’était bien calme et nous étions  seuls. Car dès retrouvée la circulation, cela redevint l’enfer du bruit et du grand n’importe quoi. J’avais l’impression que cette ville n’en finirait jamais. Nous finîmes pourtant par en sortir et la grande route ne fut plus qu’une étroite voie de goudron défoncée longeant un canal. Heureusement qu’il y avait peu de bus et de camions car au passage de chacun d’eux il fallait quitter le bitume et se réfugier dans la caillasse. D’un côté des petites maisons s’alignaient, rejointes par des passerelles, chacune avec sa barque au pied de la rive. De l’autre côté des bulldozers creusaient une terre  noire et boueuse, dans l’intention imaginions-nous, de remblayer par la suite et créer une deuxième voie à la route. Les talus de cette boue montaient à l’assaut des façades des maisonnettes qui avaient la malchance de se trouver sur cette rive.

Dans un village atteint par une de ces passerelles à voie unique nous buvions un café frappé pas très bon et aux glaçons douteux. Je constatais une fois de plus que les conducteurs de mobylettes n’observent aucune règle, n’ont aucune conscience des risques, n’agissant que dans et pour l’immédiat. Alors que j’étais déjà au milieu de la passerelle, poussant mon vélo, une femme sur sa mob s’engagea face à moi. Et força. Au risque de m’accrocher une jambe. J’avais bien l’intention de ne pas céder, mais il fallut pourtant que je me plaque contre le muret, éraflant mes sacoches par la même occasion, pour ne pas avoir une jambe brûler par son pot d’échappement. Grrr ! Si ma sonnette était un pistolet j’en tuerais des douzaines par jours. Un peu plus loin deux adolescentes vendaient des ananas sur le bord du canal. Leur gentillesse et leurs trois mots d’anglais appris à l’école me réconcilièrent avec la population vietnamienne. 

Nous pensions nous arrêter à Vitanh, mais l’endroit nous parut sans intérêt. Il était 13 h. Cinquante kilomètres seulement nous séparaient de Can Tho, capitale du delta. Roulons. Et ce furent cinquante kilomètres de ligne droite, sur une belle et large route il est vrai, à travers des rizières s’étendant à l’infini. La Beauce du Mékong. Et dans ces vastes étendues de plants vert vif, parfois une silhouette solitaire semblait sarcler. Dans le centre de Can Tho, sur un boulevard très encombré et bruyant, nous avisions un panneau « Hôtel, 50 m » donnant sur une impasse. Et ce fut enfin le calme. Il était temps d’arriver, le soleil se couchait et nous n’avions aucune envie de rouler de nuit dans ce bazar. Dîné d’une soupe pas bonne et fort limpide pour rassasier des cyclistes après une étape de plus de cent bornes. 

Nous étions depuis cinq jours dans ce pays et je m’y ennuyais autant qu’à la lecture d’un roman de Marguerite Duras.


Mardi matin nous déménagions pour l’autre côté du fleuve, à deux kilomètres du centre ville, chez Michel et Ute, un couple d’hôteliers franco-vietnamien recommandé par Bernard, notre rencontre de Ha Tien. Nos affaires déposées nous reprenions les vélos pour aller découvrir les alentours. Pas de problème pour repérer notre rue. Un vendeur de rats s’est installé au carrefour et l’odeur est horrible. Un peu plus loin, un étal de peaux de rats sanguinolentes voisine avec celui d’une marchande de soupe. Bon appétit ! Sortis du quartier tout neuf qui borde la quatre voies, c’est comme un village, pour ne pas dire un bidonville. Les habitants vivent les pieds dans les ordures – et la boue à la saison des pluies j’imagine. Pratiquement chaque maison a un petit étal de quelque chose à vendre, quelques fruits et légumes, gâteaux de riz, boissons, soupes, etc. Une étroite allée en bordure de fleuve dessert le quartier et des pontons relient des bateaux-habitations à la terre ferme. La circulation de mobylettes là encore est incessante et nous finissions par mettre pied à terre et pousser les vélos pour pouvoir regarder plus tranquillement. La rue enjambe, par des ponts en dos d’âne, des canaux, ou plutôt des caniveaux, pleins de déchets de toutes sortes. Nous prenions un café dans un troquet à l’arrivée du bac qui, en d’incessants aller-retour, relie le quartier au centre ville. Excellent poste d’observation. Les habitants débarquaient sur leurs mobs, les femmes, les plus élégantes, masquées jusqu’aux yeux, gantées, manches longues et pantalons longs et chaussettes, afin paraît-il de ne surtout pas bronzer et garder une peau bien blanche. Les rares qui vont à vélo ont une façon de pédaler curieuse : ils sont assis sur le porte-bagages, ce qui est loin de leur donner une allure altière. Une femme débarqua palanche à l’épaule chargée de plateaux de confiseries. Une autre, âgée, poussait un chariot plein de pastèques en appelant le client. Au passage d’un pont, sa charge était si lourde qu’un enfant vint l’aider. Plus loin ce furent les préparatifs d’un combat de coqs qui nous arrêtèrent. Presque chaque habitation a son coq en cage, généralement de belles bêtes très dorlotées.

Le lendemain matin, départ à 6 h pour le marché flottant. Un bateau de tourisme nous y emmena en un quart d’heure de navigation sur cette large avenue d’eau limoneuse. Les bateaux étaient là, amalgamés, chacun ayant hissé sur une perche le produit proposé. Ceux qui vendaient plusieurs denrées –ananas, pastèques, courges, navets, ail… - ont comme un mas de cocagne au-dessus de la cargaison. Des barques d’épicerie et buvettes accostaient ces lourdes péniches pour proposer leurs babioles. Car la plupart son habitées par des couples, voire des familles, comme l’atteste le linge qui sèche à l’arrière. Peu de cris, peu de bruit autre que les moteurs des barques. Ensuite ce fut la visite d’une fabrique artisanale de nouilles de riz et Daniel eut l’excellente idée de proposer la dégustation d’une soupe, le petit déjeuner « offert » par notre hôtelier ayant été fort léger.

Jeudi 25 décembre– Vinh Long , Chez Bernard et Thao

Le Mékong, que nous avons descendu en bateau, entre les rochers à sa sortie de Chine, voici quelques années, au bord duquel nous avons dégusté au Laos des poissons grillés au sel en regardant la Thaïlande de l’autre côté, et en Thaïlande des poissons grillés au sel en regardant le Laos sur la rive opposée,  dont nous avons dessiné les cataractes juste avant qu’il n’entre au Cambodge, ici prend toutes ses aises, s’étale et s’affale dans ce pays où, les jacinthes d’eau et les rizières se mêlant, on ne sait plus distinguer la limite entre terre et eau. Cette eau jaune et limoneuse qui sert à irriguer et arroser les cultures et les vergers, à emporter les déchets de toutes sortes (eaux usées, plastiques et même chiens crevés), à laver le linge, la vaisselle et les corps ruisselant de sueur des travailleurs. Les villes sont entourées , ceinturées de canaux et de bras du fleuve. Les maisons et bicoques sur pilotis s’avancent au-dessus du courant. Ceux qui n’ont pas pu se caser sur terre vivent sur leur bateau, parfois en famille. Le commerce de gros se passe sur l’eau, les bateliers jouant le rôle d’intermédiaires entre les producteurs maraîchers et les restaurateurs et boutiquiers. 

Bernard et Thao habitent juste derrière la cathédrale de Vinh Long. Ne pas imaginer une grosse église de pierre avec des flèches et un tympan sculpté pour autant. Non, cela ressemble plutôt à un grand hangar en béton jaune. On fait avec les moyens qu’on a. Cependant l’appel des cloches nous surprit et parut complètement insolite dans ce décor. 

La maison est située dans une petite rue tranquille, alignée comme les autres voisines mitoyennes, chacune au fond de sa cour. La façade est très étroite et l’habitation s’étire en profondeur. Le rez-de-chaussée est fermé, comme je l’ai déjà dit plus haut, par un rideau de fer ajouré qui, même tiré, laisse l’air passer. Mais quand c’est ouvert, c’est un peu comme si on vivait dans la rue. Quand tout est fermé aussi d’ailleurs puisque les pièces de la maison sont toutes ajourées sur l’extérieur au niveau du plafond pour faciliter la ventilation. Le son passe donc autant si non plus que le vent. Comme  les autres maisons celle de Bernard et Thao est claire et peu encombrée de meubles. La mobylette et les vélos sont rentrés dans le salon d’accueil, près du sapin de Noêl. Il y a une petite table de jardin et quatre fauteuils tressés et l’indispensable hamac pour la sieste. La cuisine est au fond, mais là, ce n’est plus typiquement vietnamien puisque Bernard a fait aménager un plan de travail, un évier et interdit à quiconque de faire la vaisselle comme tout le monde ici, c’est à dire dans la cour arrière, à quatre pattes avec deux bassines. « L’évier est là pour ça, nom de nom ! » A l’étage, deux chambres et un salon à la française, avec l’air conditionné.

Je décris tout cela tandis que nous sommes seuls dans cette jolie maison peinte de bleu pâle et de blanc. En effet Bernard nous accueillit hier en fin de matinée un peu contrarié. Thao et lui devaient partir l’après-midi même pour Saïgon d’où ils avaient reçu une convocation administrative relative à leur prochain mariage. Mais avant de prendre le car, Thao devait aller à la police avec nos passeports pour déclarer notre présence. Cela ne pouvait pas attendre deux jours. Des voisins pouvaient nous dénoncer. Elle revint inquiète.  Si nous n’étions que des amis nous ne pouvions pas coucher chez eux. Nous devions aller à l’hôtel. Il fut convenu que nous étions cousins – à la mode de Bretagne. Nous nous faisions bien moins de soucis que Thao qui redoutait une visite des flics. Il semble que l’on maintienne le peuple dans une intranquillité et une inquiétude continuelles.  Le réfrigérateur était plein, tout nous fut expliqué comme s’ils devaient partir une semaine, mais à vrai dire ils ne devaient s’absenter qu’une nuit. Thao ne comprenait pas qu’on puisse laisser sa maison à des étrangers. Elle avait confiance mais… apparemment cela ne se fait pas ici. La confiance n’a d’ailleurs pas l’air de régner dans le quartier. Il nous a été recommandé maintes fois avant leur départ de toujours fermer au cadenas la grille de la cour, même pendant notre présence, de ne jamais oublier non plus de fermer avec deux cadenas énormes le rideau de fer du rez-de chaussée, la baie vitrée de notre chambre au premier étage, la porte de la cuisine donnant sur la cour arrière, elle-même entièrement grillagée comme une cage, et de mettre un antivol à nos vélos. Que de précautions ! Y-a-t-il tant de voleurs dans ce pays ou est-ce une psychose ? Cela faisait tout drôle d’être dans une maison, tous les deux. Cela ne nous était pas arrivé depuis octobre, et nous en profitions pour ne rien faire, lire, paresser, écrire. La nuit tombée, à 18 h, la sono de la cathédrale nous diffusa, plein volume – de toute façon il n’y a qu’un réglage possible – des chants de Noël américains. Dans la cuisine on ne pouvait même pas se parler. Plus l’heure avançait plus cela dégénérait en disco et le curé nous em…da jusqu’à 21 h. C’était tellement fort que nous ne pouvions qu’en rire. En tout cas, le clergé catholique n’a pas de leçon à recevoir à ce sujet des bouddhistes. Tous au même niveau. Bernard nous avait raconté que, la veille, il s’était rué chez le curé pour l’engueuler et lui demander de ne plus mettre sa sono dès 5 h du matin. Il n’y a qu’un Français qui pouvait oser râler. Car, ici, sourire, toujours sourire, et ne jamais rien réclamer. Le lendemain matin, c’est à 6h 30 qu’il déboulait dans l’église pour s’emparer lui-même des commandes de la sono. Depuis une demi-heure nous supportions une musique hurlante. Les femmes de ménage  l’avaient mise pendant leur travail, se fichant éperdument que cela soit diffusé à l’extérieur par les haut-parleurs. Il ya beaucoup d’églises dans le pays, 8% de la population étant catholique. Et devant chacune en cette période de Noël bien sûr, une crèche.

Bernard nous emmena dès le samedi matin découvrir à vélo les sentes bétonnées qui, entre marais et canaux, desservent les quartiers pauvres. Balade intéressante entre la végétation touffue, les rizières, les maisonnettes coquettes et, hélas aussi les cases faites de bouts de tôles et de bâches. Dimanche nous partions tous les quatre en bateau voir un marché flottant, boire un thé et manger des fruits dans une barque-salon de thé, marcher dans des vergers, goûter l’alcool de riz.

Un grand merci à Bernard et Thao pour leur accueil.

L’île qui fait face à Vinh Long est un coin de campagne et  la promenade à bicyclette nous fait errer dans un dédale de vergers où mûrissent mangues, longanes, ramboutans, agrumes, jaquiers et papayes. Pour monter sur le bac qui nous y emmène, c’est encore une foi une meute de mobylettes, heureusement contenue par des barrières afin d’éviter une mêlée trop inextricable.

A Sadec nous allions voir la véritable maison de l’Amant de Marguerite Duras, en opposition à la reconstitution de celle qui servit pour le film, plus grande et plus riche. Nous la trouvions presque par hasard, à côté du marché, rien n’étant indiqué pour le touriste autrement qu’en vietnamien. Elle n’est pas très grande, constituée d’un salon et deux chambres. J’imagine que ce n’était en fait que la garçonnière d’un fils de riche.

Mercredi 31 décembre – Tra Vinh – 70 km

La petite route que nous prenions au départ de Vinh Long longe le Mékong, enjambe des arroyos par des ponts, emprunte un bac. Bref il y avait plein de choses à voir et la circulation était tout à fait tranquille, chose rare dans ce pays.

Sur les  rives du fleuve s’alignent de grosses cloches de briques. Ce sont les fours de poteries ou briqueteries  semi industrielles. Ces fours ont quelque chose d’antique et l’on devine qu’à l’intérieur se déroule une métamorphose magique, secrète. Le feu d’enfer est alimenté avec du paddy, de l’écorce de riz apportée par bateaux. Dans la petite entreprise que nous visitions, une femme, toute en sueur sous le toit de tôle du hangar, emplissait la gueule du foyer à pleins paniers. Et devant le four l’encens fumait pour le Dieu du feu.

(Saigon en 1990 par un expatrié)

« … les vélos sont partout, quelques scooters, et quasiment pas de voitures. Le seul bruit de la ville vient des pneus des vélos sur la chaussée, plus marqué encore par temps de pluie, et des cris des vendeurs dans les petits marchés locaux, installés dans tous les coins des rues. Des pousse-pousse. Des femmes en ao dai ou en sorte de pyjama. »


Notre repas de Nouvel An


Notre repas ne nous ayant pas tenu au corps, nous décidions de ne pas nous contenter d’une gargote et de chercher un vrai restaurant pour le soir du Nouvel An. C’est ainsi que nous entrions chez un Italien, qui n’était pas plus italien que nous d’ailleurs, dans l’idée de nous rassasier d'un bon plat de spaghettis ! Nous en eûmes une demi-assiette chacun, arrosée de ketch up. Point. C’est tout. Pas de dessert sur la carte. Rien. Mais le pire c'est qu'à la fin du "repas", pardon, de la dînette, la jeune restauratrice nous apporta un album photos pour nous faire voir qu'elle a fait un stage de   cuisine chez Bocuse l'an dernier. Le vrai Bocuse ! A Lyon ! Et de nous montrer toutes les photos de plats alléchants qu'elle a réalisés là  bas. Nous en bavions d'envie ! Nous avons cru qu'elle se foutait de nous, mais pas du tout. Elle n'était même pas consciente de ce qu'elle nous disait ni de ce qu'elle nous avait servi. Nous sortions de chez elle en plein fou rire.

Chez Mac Do ça aurait été meilleur, mais voilà il n'y a pas de Mac Do. Nous avons fait un tour en ville pour voir si nous pouvions manger autre chose, mais pas envie de riz ni de soupe, alors, rien. Des bananes. 


Dimanche 4, lundi 5, mardi 6 janvier 2015 –Saigon 


Beaucoup de bruit et de circulation sur la route, mais plutôt moins que ce que j’avais imaginé. Ou alors nous prenons l’habitude. Des femmes vendaient de beaux ananas au prix de 0,40 € les trois. Nous en dégustions un préparé sur place, sur le bord de la route, et en prenions un autre pour notre dessert du soir.

L’arrivée sur HCM (Ho Chi Min City que la plupart des Vietnamiens continuent à appeler Saïgon) fut assez facile à l’heure la plus creuse, entre midi et 14 h, un dimanche de surcroît. Nous longions un canal large comme une rivière, aux eaux épaisses et nauséabondes, bordé d’immeubles taudis. Un véritable égout à ciel ouvert qui traverse la ville. Nous ne passions pas longtemps en recherche et prenions la première chambre d’hôtel visitée, le prix étant sensiblement le même dans tous les établissements de cette catégorie d’après notre guide. Après une assiette de pâtes dans un restaurant végétarien – qui se disait végétarien simplement parce qu’il a mis dans sa carte une assiette de légumes-, pris une douche et fait une sieste, nous ressortions prendre le pouls de la ville qui, elle aussi, sortait de sa torpeur de la mi-journée.  La cathédrale accueillait les fidèles pour les vêpres. Pas de missels ni de livres de chants. Après chaque pilier est accroché un écran plat affichant les paroles à reprendre en chœur ou la prière du moment. Il y avait un peu de monde dans l’église mais aussi sur le parvis. Devant la porte grande ouverte ils étaient nombreux à suivre la cérémonie de leur mob. Décidément, écrans plats et  Drive-in, le clergé met le paquet pour attirer du monde.


Marguerite Duras ne s’y retrouverait pas dans la ville de sa jeunesse. Il reste bien peu de traces du passé et si le fameux grand hôtel Le Majestic est toujours ouvert, il ne donne plus sur les quais mais sur un boulevard à la circulation si démente que nous renoncions à le traverser pour aller voir la rivière. Nous marchions plusieurs heures dans le soit disant  cœur de la vieille ville  sans rien trouver qui retienne notre intérêt. Hanoï, visitée il y a trois ans, nous avait paru bien plus attachante.

Chaque fois que l’on doit traverser une rue, avec ou sans feu rouge, il faut se faufiler entre les deux roues qui filent sans se soucier du piéton. On ne sait jamais si on arrivera en face sans s’être fait heurter. Il y a, paraît –il, eu ces derniers temps une amélioration dans la conduite des 4 millions de motocyclistes de Saigon qui acceptent désormais de s’arrêter aux feux rouges. Presque tous, c’est vrai. Le deuxième jour nous marchions jusqu’à Cholon, le quartier chinois. Visite de deux pagodes, puis les alentours du vieux marché. Jamais vu une cohue de mobylettes semblable. Mais il n’y a pas à proprement parlé d’embouteillage, tout n’est pas complètement bloqué. Ça se faufile, ça slalome, et s’écoule, et ça passe. Enfin, presque tout le temps, car il y aurait tout de même entre 8 et 10 000 morts sur la route chaque année dans des accidents causés par des motos.

Et dans ce vacarme perce parfois le cri d’un vendeur de rue dans son mégaphone. Dans la mêlée notre regard accrochait tout de même des images :

- un convoi mortuaire qui passe, au pas. Le corbillard est un camion tout caparaçonné de rouge et d’or. Les proches du défunt suivent en grand deuil, vêtus de blanc.

- La palanche à l’épaule, une vendeuse de galette de riz

- Un estropié se traîne par terre et demande l’aumône

- Des Chinois brûlent des papiers votifs sur le trottoir

- Des bâtons d’encens coincés entre deux dalles de ce même trottoir

- Une femme fait la sieste, peinarde, dans sa chaise longue, ignorant la foule, le bruit et la crasse. D’autres vivent sur leur mob, y font la sieste, y mangent.

- Des gens avalent leur soupe ou leur assiette de riz, assis sur ce même trottoir noir et gras. Ce ne sont pas forcément les plus pauvres mais ils ont l’habitude de vivre au ras du sol.

- Des gardiens de mobylettes devant les magasins

- Des gens qui urinent dans la rue, pas forcément des sans logis mais des fonctionnaires, un collégien en tenue (pantalon bleu, chemise blanche et cravate rouge), et même une dame dans le caniveau.


Nous avons renoncé à continuer plus haut vers le Nord, ce qui nous aurait fait prendre un bus pendant quelques 24 h pour rejoindre Hué, l’unique route dans cette direction étant par trop dangereuse. Nous avons donc décidé de finir le tour du delta  et de repasser la frontière du Cambodge au même endroit qu’il y a trois semaines.  Quatre étapes de quelques 100 km chacune. 


Quelques choses vues et anecdotes sur la route:


Dans la gargote où nous déjeunions de riz et d’une tranche de poisson, une bonbonne de thé glacé et des verres sont à disposition. Nous crevions de soif avec toute cette poussière et cette pollution avalées. Mais alors que j’étais prête à me resservir, un consommateur prit un verre, se servit et bu, puis remit son verre sur l’égouttoir. Une autre cliente fit de même. C’est l’usage ici. Les verres passaient de buveur en buveur depuis quelle heure ce matin ? Peut-être même depuis plusieurs jours … Je m’en tins donc à mon bidon d’eau tiède. 

Dans une autre  gargote le jour suivant nous avisions des œufs. Nous aurons donc deux œufs sur le plat et du riz, car pour tout légume, il n’y a, comme d’habitude, que quelques rondelles de tomates et de concombre. Même pas de chou comme en Chine. Mais la femme se met en quatre pour nous servir et ne nous réclamera que 1,20 € pour nous deux. Devant la gargote une vendeuse a arrêté son chariot avec la viande crue disposée sur des morceaux de  carton et quelques poissons dans une bassine, en plein soleil, sans glace. Il fait plus de 30° à l’ombre. 

 Vu :

- Des ateliers de tissages de nattes en fibres et les dites nattes à la bonne odeur de paille séchant sur le talus

- Des fabriques artisanales de bâtonnet d’encens

- Des ateliers de plateaux en osier, les mêmes qui sont vendus au moment des fêtes garnis d’épicerie fine

- Des élevages de grenouilles

- Beaucoup de rats écrasés sur la route, quel gâchis de nourriture !


A Tam Chau nous retrouvons le Mékong, large alors qu’il se divise en deux juste à sa sortie du Cambodge. La route suit ensuite un canal aux rives occupées par des cases de tôle sur pilotis au-dessus des ordures. C’est bien de guingois tout ça, et pauvre, si pauvre. On devine le « tout à l’égout » direct dans le canal et l’on soupçonne aussi un « tout vient de l’égout ». De Chau Doc, notre destination  du jour, on peut rejoindre Phnom Pen par bateaux. Le fleuve ici est très large et une véritable ville au large de la ville s’est installée sur l’eau :  cases sur pilotis, mais aussi bateaux parfois simplement bâchés sur lesquels vivent des familles entières.

Vu sur la route :

- Une mob semi-remorque. Deux carrioles lui sont attelées, chargées de grumes de bois

- Deux mobs tirant deux pirogues

- Des mobs transportant des carcasses de cochons coupées en deux

- Des mobs transportant deux cochons entiers vivants en travers sur leur porte bagages

- Des mobs avec deux ou trois zébus dans la carriole

- Une mob transportant une mob sur le porte-bagages

- Une mob transportant un con qui nous colle sur la gauche pour mieux nous dévisager. Il ne regarde plus la route et nous serre de plus en plus

 …

Et plein d’autres mobs.

Je crains qu’il ne nous reste de ce passage au Vietnam que des millions de mobs qui nous roulent dans la tête.


Des gars s’esclaffent à notre passage. Je crois déchiffrer leurs pensées en vietnamien :

« Faut vraiment être con pour pédaler à notre époque où tout le monde s’est mis un moteur au cul. » D’ailleurs Dany les appellent, quand il a envie d'en tuer un, c’est à dire environ 50 fois par jour sur la route, des « trous du cul » car ils ont tous un pot d’échappement au derrière. Cela pourrait faire aussi, dans cette langue ou ceux qui ne s’appellent pas N’Guyen s’appellent Truc quelque chose, des « trucs au cul ».

Seuls les enfants de l’école primaire et quelques vieux sont encore à vélos. Même les collégiens sont nombreux à rouler sur des vélos électriques. Quand on sait qu’un tel engin coûte en France 1 000 €, on se demande si les parents ici déboursent un mois de salaire pour éviter que leurs petits jeunes se fatiguent à pédaler. Encore un truc qui m’échappe.


Dans deux jours nous serons au Cambodge à nouveau. Nous avons rendez-vous avec un poisson grillé au poivre vert à Kep et un coconut curry à Kampot. 


Conclusion Vietnam


Il était important pour nous de voir le delta du Mékong, fleuve que nous fréquentons depuis plusieurs années. Nous avons bien dû emprunter une centaine de ponts et une quinzaine de bacs pendant ces 1 000 km sur les routes vietnamiennes.

Il y a peut-être encore des Amants riches et chinois à Saïgon (je ne m’en suis pas vraiment préoccupé). Ce qui est certain c’est que le Barrage contre le Pacifique est plus que jamais d’actualité avec les changements climatiques et la montée des eaux.

Mais il faut bien avouer que nous nous sommes un peu ennuyés dans ce Vietnam Sud. Et n’en déplaise aux Vietnamiens du Sud nous affirmons avoir trouvé le Nord plus beau, plus souriant, plus calme et plus aimable, moins indiscipliné. Bref plus agréable.


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